(Albert Camus)
II y a quelques années un philosophe français de mes amis eut l'idée d'écrire sur le sage chinois Lao-Tseu et sur quelques points délicats de sa morale de I'abstention. II pensait ainsi faire bénéficier quelques rares spécialistes de ses longues et patientes réflexions sur le sujet. Cette modestie ne trouva pas sa récompense. Notre philosophe fut tout surpris en effet de se voir sévèrement réprimandé par des critiques, étrangers à la philosophie en général et à Lao-Tseu en particulier, qui lui affirmèrent vertement que parler du philosophe de l’indifférence au moment ou le peuple chinois se libérait de sa servitude, c'était être complice du capitalisme et prêcher la soumission aux masses asiatiques de 1950. Naturellement, ce n'était pas du tout l’intention de mon ami, bien trop discret pour rien prêcher à personne, et qui mourrait de confusion avant de faire l’éloge d'aucune sorte de servitude. Mais, selon nos critiques, celui qui expose une philosophie de l'indifférence sans aussitôt la réfuter laisse entendre, au moins indirectement, que l’action frénétique peut ne pas être la seule voie du bonheur et de la liberté. II se met ainsi en travers du mouvement de l'histoire qui est supposé, comme tout le prouve autour de nous, mener l’humanité vers des délices définitives par des actions sans cesse renouvelées. II favorise donc, par sa coupable légèreté, les oppresseurs du monde entier qui ont intérêt à mener l'histoire sur une voie de garage. Conclusion: on ne peut traiter aujourd'hui de Lao-Tseu qu'à la condition de démontrer qu'il a tort. En écrivant sur I'abstention, mon ami s'était lancé sans le savoir dans l'action, et même, on le lui fit bien voir, dans la mauvaise action.
Un tel exemple n'est pas exceptionnel dans notre société. En vérité, l’écrivain ne peut espérer se tenir à l'écart pour poursuivre les réflexions et les images qui lui sont chères, Jusqu'à présent, et tant bien que mal, I'abstention avait toujours été possible dans l'histoire. Celui qui n'approuvait pas, il pouvait souvent se taire, ou parler d'autre chose. Aujourd'hui, tout est changé, et le silence même prend un sens redoutable. A partir du moment ou I'abstention elle-même est considérée comme un choix, puni ou loué comme tel, l'artiste, qu'il le veuille ou non, est embarqué. Embarquéme parait ici plus juste qu'engagé. II ne s'agit pas en effet pour l'artiste d'un engagement volontaire, mais plutôt d'un service militaire obligatoire. Tout artiste aujourd'hui est embarqué dans la galère de son temps et il doit s'y résigner, même s'il juge que cette galère sent le hareng, que les gueules de garde-chiourme y sont vraiment trop nombreuses et que, de surcroit, le cap est mal pris. Nous sommes en pleine mer et l'artiste, comme les autres, doit ramer à son tour, sans mourir s'il le peut, c'est-à-dire en continuant de vivre et de créer.
A vrai dire, ce n'est pas facile et je comprends que les artistes regrettent leur ancien confort. Le changement est un peu brutal. Certes, il y a toujours eu dans l'arène de l'histoire le martyr et le lion. Le premier se soutenait de consolations éternelles, le second de viande historique bien saignante. Mais l'artiste jusqu'ici était sur les gradins. II chantait pour rien, pour lui-même, ou, dans le meilleur des cas, pour encourager le martyr et distraire un peu le lion de son appétit. Maintenant, au contraire, l'artiste se trouve dans l'arène, et c'est une différence essentielle, car il risque quelque chose. Forcement, sa voix n'est plus la même, elle est beaucoup moins assurée.
On voit bien, sans doute, tout ce que l’art peut perdre a cette "constante obligation. Et d'abord l’aisance, et cette divine liberté qui respire dans l’œuvre de Mozart. On comprend mieux l’air hagard et buté de nos œuvres d'art, leur front soucieux et leurs débâcles soudaines. On s'explique que nous ayions ainsi plus de journalistes que d'écrivains, plus de boy-scouts de la peinture que de Van Gogh et qu'enfin la bibliothèque rose ou le roman noir aient pris la place de La guerre et la paix ou de La Chartreuse de Parme. Oui, on s'explique tout cela et on peut le regretter. On peut toujours opposer a cet état de choses la lamentation humaniste, être ce que Stepan Trophimovitch dans Les Possédés, veut rester à toute force: le reproche incarné. On peut aussi avoir, comme le même personnage, des accès de tristesse civique. Mais il faut bien dire que cette tristesse ne change rien à la réalité. II vaut mieux selon moi faire sa part à l'époque, puisqu'elle la réclame si fort, et reconnaitre tranquillement que le temps des chers maitres, des artistes à camélias et des génies montés sur fauteuil est terminée. Créer aujourd'hui, c'est créer dangereusement. Toute publication est un acte et cet acte expose aux passionsd'un siècle qui ne pardonne rien. La question n'est donc pas de savoir si cela est ou n'est pas dommageable à l'art. La question, pour ceux qui ne peuvent vivre sans l’art et ce qu'il signifie, est seulement de savoir comment perpétuer l'art dans un monde qui le menace et comment, parmi les polices de tant d'idéologies (que d'églises, quelle solitude!) l'étrange liberté de la création peut rester possible. C'est en tout cas la question que je voudrais aborder ici et, je veux le souligner, j'en parlerai d'abord et surtout en écrivain, même lorsque je me référerai à d'autres arts.
Cette question ne peut être examinée utilement si l'on se borne à affirmer que l'art est menacé par les puissances d'Etat. Dans ce cas, en effet, le problème serait simple: l'artiste se bat ou capitule. Le problème est plus complexe, plus mortel aussi, des l'instant ou l’on s'aperçoit que c'est au dedans de l'artiste lui-même que se livre le combat. La haine de l'art dont notre société offre de si beaux exemples n'a tant d'efficacité aujourd'hui que parce qu'elle est entretenue par les artistes eux-mêmes. Sur dix manuscrits par exemple que je lis à Paris parce qu'on les confie à ma courtoisie, cinq au moins parlent avec mépris de ceux que les auteurs de ces livres appellent les intellectuels. Proportion énorme et qui donnerait à penser qu'en Europe au moins la moitié des intellectuels sont dégoutés d'eux-mêmes. On se rassure, il est vrai, et définitivement, en considérant que plus ils sont dégoutés, plus ils écrivent. II n'empêche que leur réaction est significative. Le doute des artistes qui nous ont précédé touchait à leur propre talent. Celui des artistes d'aujourd'hui touche à la nécessité de leur art, donc à leur existence même. Racine en 1954 s'excuserait d'écrire Bérénice au lieu de combattre pour la défense de l’édit de Nantes.
Cette radicale mise en question de l'art par l'artiste a beaucoup de raisons, dont il ne faut retenir que les plus hautes. Elle s'explique, dans le meilleur des cas, par l'impression que peut avoir l'artiste d'aujourd'hui de mentir ou de parler pour rien, s'il ne tient pas compte des misères de l'histoire. Ce qui caractérise notre temps, en effet, c'est l'irruption des masses et de leur condition misérable devant la sensibilité contemporaine. On sait qu'elles existent, alors qu'on avait tendance à l'oublier. Et si on le sait, ce n'est pas que les élites, artistiques ou autres, soient devenues meilleures, non, c'est que les masses sont devenues plus fortes et empêchent qu'on les oublie. C'est aussi peut-être que l’intelligentsia européenne, dans la mesure où elle s'est détournée de toute consolation éternelle, se voit contrainte, sous peine de nihilisme absolu, à réaliser le bonheur sur terre. Si nous n'avons que cette terre, la justice prend la place de la charité et celui qui parlait pour lui seul ou à Dieu se voit soudain contraint de parler pour tous ou de ne rien dire, ou encore, s'il parle cependant, de mentir à ce qu'il est et à ce qu'il croit.
Quelles que soient les causes de ce désarroi, elles concourent en tout cas au même but: décourager la création libre en s'attaquant à son principe essentiel qui est la foi du créateur en lui-même. «L'obéissance d'un homme à son propre génie, a dit magnifiquement Emerson, c'est la foi par excellence. Et un autre poète américain du 19ème siècle ajoutait: « Tant qu'un homme reste fidele à lui-même, tout abonde dans son sens, gouvernement, société, le soleil même, la lune et les étoiles. Ce prodigieux optimisme semble mort aujourd'hui. Toute société sans doute, et particulièrement la littéraire et l'artistique, vise à faire honte a ses membres de leurs vertus extrêmes. Mais en 1954, cette mauvaise conscience est de régie. L'artiste, dans la plupart des cas, a honte de lui-même et de ses privilèges, s'il en a. II doit répondre avant toute chose à la question qu'il se pose: l'art est-il aujourd'hui un luxe mensonger? S'il l'est, alors il faut renoncer à lui et même le maudire, comme l'ont fait Tolstoi et, avant lui, Rousseau, St. Just, les nihilistes russes et en général tous les réformateurs révolutionnaires. L'artiste des lors acceptera seulement ce que les saint-simoniens appelèrent l'art socialement utile et que nous appelons plus brutalement l'art dirigé. Une telle conclusion, déjà acceptée en apparence par une partie du monde, mesure à elle seule la gravité de la question que nous allons nous poser.
La première réponse honnête que l'on puisse faire est celle-ci: il arrive en effet que l'art soit un luxe mensonger. Nous connaissons bien en France, par exemple, cette littérature qui n'est qu'une branche de nos articles de Paris et que nous exportons en même temps que nos parfums et nos modèles de grande couture. Sur la dunette des galères, on peut, nous le savons, chanter les constellations pendant que les forçats rament et s'exténuent dans la cale. On peut aussi, cela se voit tous les jours, faire de l'art avec la conversation mondaine qui se poursuit sur les gradins de l'arène pendant que la victime craque sous la dent du lion. Et il est bien difficile d'objecter quelque chose à cet art qui a connu de grandes réussites dans le passé. Sinon ceci que les choses ont un peu changé, et qu'en particulier le nombre des forçats et des martyrs a prodigieusement augmente sur la surface du globe. Devant tant de misère, cet art s'il veut continuer d'être un luxe, doit accepter aujourd'hui d'être aussi un mensonge. Son chant sera toujours le même, mais ses paroles seront, la plupart du temps, vides de sens.
I. — De quoi parlerait-il en effet, aujourd'hui? S'il se conforme à ce que demande notre société dans sa majorité, il sera divertissement sans portée. S'il la refuse aveuglement, il n'exprimera rien d'autre qu'un refus. Ce double nihilisme a affecté une grande partie de la production contemporaine qui est celle d'amuseurs ou de grammairiens de la forme, mais qui, dans les deux cas, aboutit à un art coupe de la réalité vivante. Nous vivons dans une société marchande qui n'est même pas la société de l'argent (l'argent ou l'or peuvent susciter des passions charnelles) mais celle des symboles abstraits de l'argent. La société des marchands peut se définir comme une société ou les choses disparaissent au profit des signes. Quand une classe dirigeante mesure ses fortunes non plus a l'arpent de terre ni au lingot d'or, mais au nombre de chiffres correspondant idéalement à un certain nombre d'opérations d'échange, elle se voue du même coup à mettre une certaine sorte de mystification au centre même de son expérience et de son univers. Une société fondée sur des signes est dans son essence formelle et artificielle ou la vérité charnelle de l'homme se trouve constamment mystifiée. On ne s'étonnera pas alors que cette société ait choisi, pour en faire sa religion, une morale de principes formels, et qu'elle écrive les mots de liberté et d'égalité aussi bien sur ses prisons que sur ses temples financiers. La valeur la plus calomniée aujourd'hui est certainement la valeur de liberté. De grands esprits (j'ai toujours pensé qu'il y avait deux sortes d'intelligence, l'intelligence intelligente et l'intelligence bête) mettent en doctrine qu'elle n'est rien qu'un obstacle sur le chemin du vrai progrès. Mais des sottises si solennelles n'ont été possibles que parce que pendant cent ans la société marchande a fait de la liberté un usage exclusif et unilatéral, I'a considérée comme un droit plutôt que comme un devoir et n'a pas craint de placer aussi souvent qu'elle I'a pu une liberté de principe au service d'une oppression de fait. Des lors, quoi de surprenant si cette société n'a pas demandé à l'art d'être un instrument de libération, mais un exercice sans grande conséquence, un divertissement pour elle, d'abord, et, dans certains cas, pour ceux qui travaillent et qui peinent. Tout un beau monde ou l'on avait surtout des peines d'argent et seulement des ennuis de cœur s'est ainsi satisfait pendant des dizaines d'années de ses romanciers mondains et de l'art le plus futile qui soit, celui à propos duquel Oscar Wilde, songeant à lui-même avant qu'il ait connu la prison, disait que le vice suprême est d'être superficiel.
Les fabricants d'art (je n'ai pas encore dit les artistes) de l'Europe bourgeoise, autour de 1900, ont accepté l'irresponsabilité parce que la responsabilité supposait une rupture épuisante avec la société (ceux qui ont vraiment rompu s'appelaient Rimbaud, Nietzsche, Nerval et l'on connait le prix qu'ils ont payé). C'est de cette époque que date la théorie de l'art pour l'art qui n'est que la revendication de cette irresponsabilité et en même temps la résignation inavouée à une autre sorte de responsabilité. L'art pour l'art, le divertissement d'un artiste solitaire est bien justement l'art artiflciel d'une société factice. Son aboutissement logique c'est l'art des salons qui resplendit dans notre théâtre de boulevard et dans le style de nos bouches de métro, ou l'art purement formel qui se nourrit de préciosités et d'abstractions et qui finit par la destruction de toute réalité. Quelques œuvres enchantent ainsi quelques hommes tandis que beaucoup de grossières inventions en corrompent beaucoup d'autres. Finalement, l'art se constitue en dehors de la société et se coupe de toutes racines vivantes. Peu à peu, et selon la loi d'une société composée d'intermédiaires, l'artiste est seul ou du moins, n'est plus connu de sa nation que par l'intermédiaire de la grande presse ou de la radio qui en donnera une idée commode et simplifiée. Dans notre société, la critique est au créateur ce que le marchand est au producteur. L'âge marchand voit ainsi la multiplication asphyxiante des commentateurs non qualifiés autour des œuvres. C'est qu'il mesure que l'art se spécialise la vulgarisation devient plus nécessaire. Et des millions d'hommes ont le sentiment aujourd'hui de connaitre tel ou tel grand artiste de notre temps parce qu'ils ont appris par les journaux qu'il élève des canaris ou qu'il ne se marie jamais que pour six mois. Arriver à la célébrité aujourd'hui, c'est souvent parvenir à ne pas être lu. Et selon moi, une certaine forme du nihilisme bourgeois culmine dans le triomphe progressif de la critique baclee qui est arrivée à remplacer presque totalement l'art et à se faire lire, le plus souvent, à l'exclusion de ce dont elle parlé. Sans doute le critique de journal a raison de dire que sans lui le créateur n'arriverait pas à toucher le public. II y arrive en effet, mais dans quel état! Et nul n'y peut rien. Tout artiste qui se mêle de vouloir être celebre dans notre société doit savoir que ce n'est pas lui qui le sera, mais quelqu'un d'autre sous son nom, qui finira par lui échapper et peut-être, un jour, par tuer en lui le véritable artiste.
II. — Le résultat est que tout ce qui a été crée de valable dans l'Europe marchande du XIX et du XX siècles, en littérature par exemple, s'est édifié contre la societe de son temps. On peut meme dire que jusqu'aux approches de la Révolution française, la littérature en exercice81 est, en gros, une litterature de consentement. A partir du moment ou la societe b*Safg"e6ise issue de la revolution est stabilisee commence, au contraire, une litterature de revolte. Les valeurs officielles sont alors niees, chez nous par exemple, soit par les porteurs de valeurs revolutionnaires, des romantiques & Rimbaud, soit par les mainteneurs des valeurs aristocrati-ques, dont Vigny et Balzac32 sont de bons exemples. Dans les deux cas, peuple et aristocratic, qui sont les deux sources de toute civilisation, s'inscrivent centre la societe factice de leur temps. Mais ce refus lui-meme, trop longtemps main-tenu et raidi, est devenu factice lui aussi et conduit a une autre sorte de nihilisme. Le theme du poete maudit dans une societe marchande (Chatterton33 en 1st la plus belle illustration) s'est durei dans un prejuge qui finit par vouloir qu'on ne puisse etre un grand artiste que contre la societe de son temps, quelle qu'elle soit. Legitime a son origine quand il affirmait qu'un artiste veritable ne pouvait composer avec le monde de 1'argent, le principe est "divenu faux lorsqu'on en a tire qu'un artiste ne pouvait s'arnrmer qu'en etant contre toute chose en general. C'est ainsi que beaucoup de nos artistes aujourd'hui aspirent a etre mau-dits, ont mauvaise conscience a ne pas 1'etre et revent d'etre siffles34 par leurs contemporains. Naturellement, la societe etant aujourd'hui fatiguee ou indifferente, ils ne le sont pas, ou le sont par hasafd. L'intellectuel de notre temps croit ainsi, par une assez emouvante naivete, qu'il faut se raidir pour se grandir.35 Mais a force de tout refuser36 et" jusqu'a la tradition de son art, 1'artiste contemporain se donne 1'illusion de creer sa propre regie et finit par se croire Dieu. Du meme coup, il croit pouvoir creer sa realite lui-meme. Les uns se bornent a rever37 cette realite et des centaines de petits dieux reveurs hantent ainsi les cafes specialises de nos capitales ou ils ne creeront jamais rien pour avoir voulu tout tirer d'eux-memes. Les autres credent; loin du reel, des ceuvres formelles ou abstraites, emouvantes en tant qu'experiences, mais privees de la fecondite propre a Part veritable, dont la vocation est de rassembler.38 Pour finir, il y aura autant de difference entre les subtilites et les
194 L'Artiste ei son temps abstractions contemporaines et Pceuvre d'un Tolstoi ou d'un f Moliere qu'entre la traite escomptee sur un ble invisible et la terre epaisse du sillon39 lui-meme.
L'an peut ainsi etre un luxe mensonger. On ne s'etonnera done pas que des hommes et des artistes, des 1'instant ou cette evidence leur est apparue, aient voulu faire machine arriere40 et revenir a la verite. Pour cela, ils ont refuse & 1'artiste tout dr^5* ^ ia solitude et lui ont donne comme sujet, non pas Sv^_.__.,.__iis la realite vecue et soufferte par tous. Partant du principe que 1'art formel, par ses sujets comme par son style, echappe a la comprehension des masses, ou bien n'exprime rien de leur verite, ces hommes ont voulu que 1'artiste se proposal au contraire de parler du et pour le plus grand nombre. Des 1'instant ou il parlera des souf-frances et du bonheur de tous dans le langage de tous, il sera compris universellement. En recompense d'une sou-mission absolue a la realite, il obtiendra la communication totale entre les hommes.
Get ideal de la communication universelle est en eftet - celui de tout grand artiste et il n'est pas douteux, contraire-ment au prejuge courant, que si quelqu'un n'a pas droit a la solitude, c'est justement 1'artiste. Particulierement aujout-d'hui ou, malgre des frontieres perimees, la realite humaine de plus en plus est parcourue du meme sang, 1'artiste vou- \ drait parler non plus pour une classe, ni meme pour une nation, mais pour tous ceux dont les cris ou les silences lui parviennent chaque matin par les ondes41 ou les journaux. De la, remarquons-le en passant, 1'extraordinaire develop-pement du roman qui peut se traduire dans toutes les langues et dans tous les cceurs. Cependant, 1'idee que 1'artiste puisse s'approcher de son ideal et triompher de toutes les solitudes par une soumission absolue a la realite est aussi une idee vide de sens. Le realisme et le formalisme sont deux erreurs a la fois inverses et complementaires. Un art qui se veut ou se croit au seul service du reel est un nouveau mfinsonge, parfois aussi luxueux que 1'autre, et je voudrais dire pour-quoi. II nous faut pour cela examiner 1'esthetique officielle de cette ecole qui est le realisme socialiste.
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Disons d'abord que le realisme absolu, qu'il voit socialiste on non est, en art, un non-sens. A la limite,42 le realisme serait a 1'art ce que la photographic est a la peinture. La premiere reproduit tandis que la deuxieme choisit. Mais la meilleure des photographies n'est pas une reproduction assez fidele, n'est pas encore assez realiste. Prenons un exemple. Qu'y a-t-il de plus reel, dans notre univers, qu'une vie d'homme? Comment esperer la faire mieux revivre que dans un film realiste? Mais a quelles conditions un tel film sera-t-il possible? A des conditions purement imaginaires. II faudrait en effet supposer une camera ideale fixee nuit et jour sur cet homme et enregistrant sans arret ses moindres mouve-ments. Le resultat serait un film dont la projection elle-meme durerait une vie d'homme et qui ne pourrait etre vu que par des spectateurs qui consentiraient a perdre leur vie pour s'interesser exclusivement au detail de 1'existence d'un autre. Meme a ces conditions, ce film inimaginable ne serait pas realiste. Pour cette raison simple que la realite d'une vie d'homme ne se trouve pas seulement la ou il se tient.43 Elle git44 aussi dans d'autres vies qui donnent une forme a la sienne, vies d'etres aimes, d'abord, qu'il faudrait filmer a leur tour, mais vies aussi d'hommes inconnus, puissants et miserables, concitoyens, policiers, professeurs, freres invisibles des mines et des chantiers, diplomates et dictateurs, reformateurs religieux, artistes *qui creent des mythes deci-sifs pour notre conduite, humbles representants, enfin, du hasard souverain qui regne sur les existences les plus ordon-nees. II n'y a done qu'un seul film realiste possible, celui la meme qui sans cesse est projete devant nous par un ap-pareil invisible sur 1'ecran du monde. Le seul artiste realiste serait Dieu, s'il existe. Les autres artistes sont, par force, infideles au reel.
Des lors, les artistes qui refusaient la societe bourgeoise et son art formel, qui voulaient parler de la realite et d'elle seule, sans s'eloigner d'elle, sans 1'interpreter par quelque principe transcendant, se trouvent dans une impasse. Ils doivent etre realistes et ne le peuvent pas. Ils veulent sou-mettre leur art a la realite et on ne peut en art decrire la realite sans la soumettre a un principe de choix. La belle
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et tragique production des premieres annees de la revolution russe nous montre bien ce tourment. Ce que la Russie nous a donne a ce moment avec Blok et Pasternak, Maia-kovski et Essenine, Eisenstein et les premiers romanciers du ciment et de 1'acier,45 c'est un splendide laboratoire de formes et de themes, une feconde inquietude, une folie de recherches. II a fallu conclure cependant et dire comment on pouvait etre realiste alors que le realisme etait impossible. La dictature, ici comme ailleurs, a tranche: le realisme selon elle, etait d'abord necessaire, et il etait ensuite possible a la condition qu'il se veuille socialiste. Quel est le sens de ce decret et meme a-t-il un sens?
II n'a de sens que dans la mesure ou il consacre une im-possibilite et tente d'y trouver une issue elle-meme impossible. II reconnait qu'on ne peut reproduire la realite sans y f aire un choix et sans lui restituer une unite venue de 1'ex-terieur. Comme il refuse tout principe de choix et d'unite qui serait transcendant a cette realite, (comme par exemple, dans ce qu'on appelle le realisme espagnol)46 il ne lui reste qu'a trouver le point fixe autour duquel le monde s'organi-sera. Et il le trouve non pas dans la realite puisqu'il ne le peut pas, mais seulement dans la realite qui sera, c'est-a-dire 1'avenir. Autrement dit, le principe d'unite du realisme socialiste, c'est justement ce qui n'a pas encore de realite. Ceci s'eclairera si nous considerons la contradiction qui git dans 1'expression meme de realisme socialiste.
Comment en effet un realisme socialiste est-il possible alors que la realite n'est pas tout entiere socialiste? Elle n'est socialiste par exemple ni dans le passe, ni tout a fait dans le present. La reponse est simple: on choisira dans la realitd d'aujourd'hui ou d'hier ce qui prepare et sert la cite parfaite de 1'avenir. On se vouera done d'une part a nier et a condam-ner ce qui, dans la realite, n'est pas socialiste, d'autre part a exalter ce qui Test ou le deviendra. Nous obtenons done, et inevitablement, la litterature et 1'art de propagande, avec ses bons et ses mediants qui est 1'exact pendant de la biblio-theque rose des auteurs bourgeois et formalistes, et aussi eloigne qu'elle de la realite complexe et vivante. On recherche la communication universelle et on finit pourtant
par exclure la moitie au moins de 1'humanite. Finalement, cet art sera socialiste dans la mesure ou*7 il ne sera pas realiste. J'ai lu ainsi un critique de la litterature sovietique qui se plaignait de ce que le militant fut toujours decrit dans les romans qu'il lisait selon les normes de 1923 alors qu'il cut voulu trouver celui de 1953, qui, selon toutes pro-babilites, est legerement different. C'est que le passe est toujours moins dangereux a decrire que le present et qu'il est plus propice a la fabrication d'une litterature edifiante, plus difficile en somme a dementir. n est plus facile de mentir sur Jeanne d'Arc ou Pierre le Grand que sur de Gaulle ou Vychinsky.48 Pour pouvoir mieux servir 1'avenir, on finit par se resoudre a ne parler plus qu'au passe. Cette esthetique qui se veut realiste n'est done rien de plus qu'un nouveau formalisme et un nouvel idealisme aussi insoute-nables que 1'idealisme bourgeois. La realite ici est placee ostensiblement a un rang souverain pour etre mieux liquidee et 1'art se trouve reduit a rien. II sert et, servant, il est asservi. Seuls ceux qui se garderont de decrire la realite seront ap-peles realistes et loues. Les autres seront censures aux ap-plaudissements des premiers. La celebrite qui consistait a ne pas ou a etre mal lu, en societe bourgeoise, consistera a empecher les autres d'etre lus, en societe totalitaire. Au lieu des grandes reveries concretes de 1'intelligence creatrice, nous aurons droit dans le premier cas a d'aimables sophistications, ou dans le second, a un morne conte de fees plein d'ogres ennuyeux. A chaque fois, 1'art vrai sera defigure ou baillonne.49
Le plus simple serait ici de reconnaitre que ce realisme dit socialiste n'a rien a voir avec le grand art et que les revolutionnaires d'aujourd'hui, dans 1'interet meme de la revolution, feraient mieux de changer d'esthetique. On sait au contraire que ses defenseurs crient qu'il n'y a pas d'art possible en dehors de lui. Us le crient, en effet. Mais ma conviction profonde est qu'ils ne le croient pas et qu'ils ont decide, en eux-memes, que les valeurs artistiques devaient etre soumises aux valeurs revolutionnaires. Si cela etait dit clairement, la discussion serait plus facile. Car on peut com-prendre et respecter ce grand renoncement chez des horn-
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mes qui souffrent trop du contraste entre le malheur de tous et les privileges attaches parfois a un destin d'artiste, qui refusent Pinsupportable distance ou se separent ceux que la misere baillonne et ceux dont la vocation est au contraire de s'exprimer toujours. On peut comprendre ces hommes, tenter de dialoguer des lots avec eux, et par exemple essayer de leur dire que la suppression de la liberte creatrice n'est peut-etre pas le bon chemin pour triompher de la servitude et qu'en attendant de parler pour tous, il est stupide de s'enlever le pouvoir de parler pour quelques-uns au moins. Oui, le realisme socialiste devrait avouer sa parente et qu'fl est le frere jumeau du realisme politique. II supprime Part pour une fin etrangere a 1'art mais qui, dans 1'echelle des valeurs, peut lui paraitre superieure. On supprime Part pro-visoirement, pour edifier la justice parfaite. Quand la justice sera, dans un avenir imprecise, Part ressusciteja. On applique ainsi dans les choses de Part cette regie d'or de Pintelligence contemporaine qui veut qu'on ne fasse pas d'omelette sans casser des oeufs. Mais cet ecrasant bon sens ne doit pas nous abuser. Car il ne suffit pas de casser des milliers d'ceufs jiour faire une bonne omelette et ce n'est pas, il me semble, a la quantite de coquilles brisees qu'on estime la qualite du cuisinier. Les cuisiniers artistiques de notre temps doivent craindre au contraire de renverser plus de corbeilles d'ceufs qu'ils ne Pauraient voulu et que, des lors, Pomelette de la civilisation ou de Part ne prenne plus jamais.50 La barbaric apres tout n'est jamais provisoire ni partielle. Et nos artistes, partis d'un refus de toute complicite avec le crime et la misere, doivent prendre garde de ne pas ressembler a ces bonnes filles qui devant Pauberge de Peirebeilhe51 chantaient de toute leur voix pour couvrir les cris des voyageurs egor-ges par leurs vertueux parents.
A vouloir ignorer, par une affectation de lucidite et de cynisme, les realties les plus sanglantes de 1'histoire, on se condamne souvent, meme sans Pavoir voulu, a couvrir de son art les pires entreprises centre la dignite humaine. Alors naissent, du malheur et du sang des hommes, les litteratures insignifiantes, les bonnes presses, les portraits photographies et les pieces de patronage ou la haine remplace la religion. L'art culmine ici dans un optimisme de commande,52 le pire des luxes justement, et le plus derisoire des mensonges. Le mensonge f ormel f aisait mine sans doute d'ignorer le mal et en prenait ainsi la responsabilite. Mais le mensonge rea-liste, aujourd'hui, s'il prend sur lui de reconnaitre le mal et la souffrance, decide seulement, centre toute decence, de 1'appeler dans certains cas bonheur.
Ainsi des qu'on examine le probleme que posent aujourd'hui les rapports de Part et du monde, on s'apergoit que les deux esthetiques qui se combattent aujourd'hui si cruel-lement, celle qui affirme un refus total de Pactualite58 et celle qui pretend tout rejeter de ce qui n'est pas Pactualite sont issues d'une meme conception et debouchent toutes les deux loin de la realite, dans un meme mensonge et dans la suppression de Part. Quel est le dieu commun en effet de 1'idealisme bourgeois et du realisme socialiste? C'est Paca-demisme qui reste aujourd'hui encore leur seule esthetique reelle, comme le conformisme le plus court finit par etre la seule moralite sociale qui leur soit commune.
Faut-il conclure que ce mensonge est Pessence meme de Part? Je dirai au contraire que les attitudes dont j'ai parle jusqu'ici ne sont des mensonges que dans la mesure ou elles n'ont pas grand'chqse a voir avec Part. Qu'est-ce done que Part? Rien de simple, cela est sur. Et il est encore plus difficile de Papprendre au milieu des cris de tant de gens achar-nes a54 tout simplifier. On veut d'une part que le genie soit splendide et solitaire, et, d'un autre cote, on le somme de53 ressembler a tous. Helas, la realite est plus complexe. Et Balzac Pa fait sentir en une phrase: «Le genie ressemble a tout le monde et nul ne lui ressemble ». Ainsi de Part, qui n'est rien sans la realite, et sans qui la realite est peu de chose. Comment Part se passerait-il en effet du reel et comment s'y soumettrait-il? L'artiste choisit son objet autant qu'il est choisi par lui. L'art dans un certain sens, est une revoke centre le reel dans ce qu'il a de fuyant et d'inacheve: il ne se propose done rien d'autre que de donner une autre forme a une realite qu'il est contraint poiirtant de conserver parce qu'elle est la source de son emotion. Pour corriger le
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reel, il faut conserver le reel, ou du moins ce qui du reel merite de I'etre. L'art n'est done ni le refus total, ni le consen-tement total a ce qui est. II est en meme temps refus et consentement, et c'est pourquoi il ne peut etre qu'un dechi-rement perpetuellement renouvele. L'artiste se trouve tou-jours dans cette ambiguite, incapable de nier le reel et cepen-dant eternellement voue a le contester dans ce qu'il a d'eter-. nellement inacheve. II ne peut done etre seul dans sa creation, mais la realite ne peut y regner sans lui. Sans la lumiere du monde, par exemple, les formes de la sculpture ne seraient pas, mais les formes a leur tour ajoutent a la lumiere du monde. L'univers reel qui, par sa splendeur, suscite les corps et les statues, regoit d'eux en meme temps une seconde lumiere qui fixe enfin celle du ciel. Le grand style se trouve ainsi a mi-chemin de I'artiste et de son objet. II est ce prin-cipe qui, pour un moment au moins, maitrise les destins, trace les limites, donne 1'ordre du langage, des lignes ou des melodies au desordre des passions et des evenements. II intervient dans la realite pour la rendre encore plus reelle, c'est-a-dire plus intelligible.
Le probleme de 1'art n'est done pas de savoir s'il doit fuir le reel ou s'y soumettre, mais seulement de quelle dose exacte de reel Pceuvre doit se lester56 pour ne pas disparaitre dans les nuees ou se trainer au contraire avec des semelles de plomb. Ce probleme, chaque artiste le resoud comme il le sent et le peut. Et il est bien evident que.sa solution depend de chacun, qu'elle reside dans le calcul d'une juste " proportion. Nous sommes tous realistes et personne ne Test. Plus forte est la revolte d'un artiste contre la realite du monde et plus grand peut etre le poids du reel qui Pequili-brera.57 Mais ce poids ne doit jamais etouffer 1'exigence solitaire de I'artiste. L'ceuvre la plus haute sera toujours, comme dans Melville, Tolstoi, Moliere, celle qui equilibrera la chair fremissante du monde et la contestation que Phom-me fait de ce monde, 1'une faisant rebondir 1'autre dans un double et incessant jaillissement qui est celui-la meme de la vie joyeuse et dechiree. Alors surgit, de loin en loin, un monde neuf, different de celui de tous les jours et pourtant le meme, plein d'insecurite innocente, suscite pour quelquesL'Artiste et son temps 201
heures par la force et 1'insatisfaction du genie. C'est cela et pourtant ce n'est pas cela, le monde n'est rien et le monde est tout, voila le double et inlassable cri de tout artiste vrai, le cri qui le tient debout, les yeux toujours ouverts, et qui, de loin en loin, reveille pour tous au sein du monde endormi et trompeur le souvenir fugitif et insistant de ce que nous avons vecu sans toujours le savoir.
Cette description peut eclairer en tout cas le probleme des rapports de 1'art avec I'actualite. Nous en deduirons, en effet, qu'un artiste ne peut ni s'eloigner de son temps, ni s'y fondre absolument. S'il s'en eloigne tout a fait, il parle dans le vide. Mais inversement, dans la mesure ou il le prend comme objet de son art, il affirme sa propre existence en tant que58 sujet et ne peut s'y soumettre tout entier. Autre-ment dit, c'est au moment meme ou I'artiste choisit de par-tager le sort de tous qu'il affirme 1'individu qu'il est. L'objet de I'artiste dans I'histoire, c'est done ce qu'il peut en voir lui-meme ou en souffrir lui-meme, directement ou indirecte-ment, c'est I'actualite au sens strict du mot, c'est-a-dire les hommes qui vivent aujourd'hui, non le rapport de cette actualite a un avenir imprevisible pour I'artiste vivant. Et justement ce que je suis tente de reprocher aux artistes qui se veulent aujourd'hui engages, c'est de renier I'actualite au profit de constructions a venir. Juger Phomme vivant au nom d'un homme qui n'existe pas encore, c'est le role de la prophetic. L'artiste, lui, ne peut qu'apprecier les mythes qu'on lui propose en fonction de leur repercussion sur Phomme vivant. Le prophete peut juger absolument et d'ail-leurs, on le sait, ne s'en prive pas. Mais I'artiste ne le peut pas. S'il jugeait absolument, il partagerait sans nuances la realite entre le bien et le mal, il ferait, il fait du melodrame. Et le but du grand art ce n'est pas le melodrame, mais la tragedie ou s'opposent des forces egalement legitimes et ou toute valeur est a la fois bonne et mauvaise, sauf celle qui pretend etre la seule bonne, car celle-ci est alors la seule mauvaise. Le but de Part n'est pas de regner mais d'abord de comprendre. II regne parfois, a force de comprendre. Aucune ceuvre de genie en tout cas n'a jamais ete fondee sur la haine et le mepris. C'est pourquoi I'artiste, au terme
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de son cheminement, absout au lieu de condamner. II n'est pas juge, mais justificateur. II est Favocat perpetuel de la creature vivante, parce qu'elle est vivante. II plaide vraiment pour 1'amour du prochain, non pour cet amour du lointain qui degrade Phumanisme contemporain en catechisme de tribunal. La grande oeuvre finit, au contraire, par confondre tous les juges. Par elle, Tartiste, en meme temps, rend hom-mage a la plus haute figure de 1'homme et s'incline devant le dernier des criminels. «I1 n'y a pas, ecrit Wilde59 en prison, un seul des malheureux enfermes avec moi dans ce miserable endroit qui ne se trouve en rapport symbolique avec le secret de la vie ». Oui, et ce secret de la vie coincide avec celui de Tart.
C'est en cela, et seulement en cela que, selon moi, 1'art peut etre revolutionnaire, car il est la contestation perpe-tuelle. Et ceci explique en meme temps pourquoi la societ6 de notre temps, qu'elle soit reactionnaire ou qu'elle* se disc progi/essiste, vise a le neutraliser.60 L'academisme de droite ignore une misere que 1'academisme de gauche utilise. Mais, dans les deux cas, la misere est renforcee. La peine des hommes est un sujet si grand qu'il semble que personne ne saurait y toucher, a moins d'etre comme Keats, si sensible, dit-on, qu'il aurait pu toucher de.ses mains la douleur elle-meme. A ce miserable et terrible sujet seuls s'egalent les plus grands qui sont en meme temps les plus humbles. Et qui n'est ni Goya ni Tolstoi peut toujours s'aider d'une esthetique comminatoire61 ou d'une recompense d'Etat, il desservira cette misere en essayant de la faire servir.
Pendant 150 ans, les ecrivains de la societe marchande, a de rares exceptions pres, ont era pouvoir vivre dans une heureuse irresponsabilite. Us ont vecu en effet et puis sont morts seuls, comme Us avaient vecu. Nous autres, ecrivains du XX siecle, ne serons plus jamais seuls. Nous devons savoir au contraire que nous ne pouvons nous evader de la misere commune, et que notre seule justification, s'il en est une, est de parler pour tous ceux qui ne peuvent le faire. Mais nous devons le faire pour tous ceux, en effet, qui souffrent en ce moment, quelles que soient les grandeurs passees, ou futures, quels que soient les drapeaux des socie-
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tes qui les oppriment: il n'y a pas pour nous de bourreaux privilegies. C'est pourquoi la beaute, m€me aujourd'hui, surtout aujourd'hui, ne peut servir aucun parti: elle ne sert que la douleur ou la jbie des hommes. Le seul artiste engage est celui qui, sans rien refuser du combat, refuse du moins de rejoindre les armees regulieres, je veux dire le franc-tireur.62 Lui ne se demande pas si la beaute est inutile. Elle 1'est peut-etre, apres tout, et ni plus ni moins que le monde lui-meme. Mais il est sur au moins que, sans elle, Futilite du monde est mince. La le§on qu'on trouve dans la beaute, si elle est honnetement tiree, n'est jamais une lecon d'egoi'sme mais de dure fraternite. Ainsi concue, la beaute n'a jamais asservi63 aucun homme. Et depuis des millenaires, tous les jours, a toutes les secondes, elle a soulage au contraire la servitude de millions d'hommes et, parfois, libere pour toujours quelques uns. Pour finir, peut-etre touchons-nous ici la grandeur de 1'art, dans cette perpetuelle tension entre la beaute et la douleur, 1'amour des hommes et la folie de la creation, la solitude insupportable et la foule harassante, le refus et le consentement. II chemine entre deux abimes, qui sont la frivolite et la propagande. Et sur cette ligne de crete64 ou avance le grand artiste, chaque pas est une aven-ture, un risque extreme. Dans ce risque pourtant, et dans ~> lui seul, se trouve la liberte de 1'art. Liberte difficile et qui 1 ressemble plutot a une discipline ascetique? II est vrai. Cette " liberte suppose une sante du cceur, un style qui soit comme la force de 1'ame et un affrontement66 patient. Elle est com- *" me toute liberte un risque perpetuel, une aventure exte-nuante et voila pourquoi on fuit aujourd'hui ce risque comme on fuit 1'exigeante liberte pour se ruer a toutes sortes de servitudes, et obtenir au moins le confort de l'ame. Mais j si 1'art n'est pas une aventure, qu'est-il done et ou est sa justification?
Non, 1'artiste libre, pas plus que l'homme libre, n'est 1'homme du confort. II n'est pas non plus l'homme du d6sor-dre interieur, ni celui de 1'ordre impose. L'artiste libre est celui qui cree son ordre lui-meme. Plus est dechaine ce qu'il doit ordonner, plus sa regie sera stricte et plus il aura affirme sa liberte. II y a un mot de Gide que j'ai toujours approuve bien qu'il puisse preter a malentendu.66 «L'art vit de contrainte et meurt de liberte ».67 Cela est vrai. Mais il ne faut pas en tirer que Tart puisse etre dirige. L'art ne vit que des contraintes qu'il s'impose a M-meme: il meurt des autres. En revanche, s'il ne se contraint pas lui-meme, le voila qui delire et s'asservit a des ombres. L'art le plus libre, et le plus insoumis, est ainsi le plus classique; il cou-ronne le plus grand effort. Tant qu'une societe et ses artistes ne consentent pas a ce grand et libre effort, tant qu'ils se laissent aller au confort des divertissements ou a celui du conformisme, aux jeux de 1'art formel ou aux preches de Part realiste, ses artistes restent dans le nihilisme. Dire cela, c'est dire que la renaissance aujourd'hui depend de notre courage et de notre volonte de clairvoyance.
Oui, cette renaissance est entre nos mains a tous. II depend de nous que 1'Occident suscite ces contre-Atexandre qui devaient renouer le nceud gordien de la civilisation, tranche par la force et Pepee.68 Pour cela, il nous faut prendre tous les risques et les travaux de la liberte. II ne s'agit pas de savoir si, en edifiant la justice, nous arriverons a preserver la liberte. II s'agit de savoir que, sans la liberte, nous ne realiserons rien et que nous perdrons a la fois la justice possible et la beaute ancienne. La liberte seule retire les hommes de Pisolement; la servitude, elle, ne plane69 que sur une foule de solitudes. Et 1'art, en raison de cette libre essence70 que j'ai essaye de definir, reunit la ou la tyrannic separe. Quoi d'etonnant des lors a ce qu'il soit 1'ennemi designe par toutes les oppressions? Quoi d'etonnant a ce que les artistes et les hitellectuels aient ete les premieres victimes des tyrannies modernes, qu'elles soient de droite ou de gauche? Les tyrans savent qu'il y a dans 1'ceuvre d'art une force d'emancipation qui n'est mysterieuse que pour ceux qui n'en ont pas le culte. Chaque grande ceuvre rend plus admirable et plus riche la face humaine, voila tout son secret. Et ce n'est pas assez de milliers de miradors71 et de barreaux de cellule pour obscurcir ce bouleversant temoi-gnage de dignite. C'est pourquoi il n'est pas vrai que Ton puisse, meme provisoirement, suspendre la culture pour en preparer une nouvelle. On ne suspend pas 1'incessant temoi-
gnage de Phomme sur sa misere et sa grandeur, on ne suspend pas une respiration. II n'y a pas de culture sans heritage et nous ne pouvons ni ne devons rien refuser du notre, celui de 1'Occident. Quelles que soient les ceuvres de 1'avenir, elles seront toutes chargees du meme et ancien secret, fait de courage et de liberte, nourri par 1'audace de milliers d'artistes de tous les siecles. Oui, quand la tyrannic moderne nous montre que, meme cantonne dans son metier,72 Partiste est Pennemi public, elle a raison. Mais elle rend ainsi hommage, a travers lui, a une figure de Phomme que rien jusqu'ici n'a pu ecraser.
Ma conclusion sera simple. Elle consistera a dire, sans esprit de provocation: « Rejouissons-nous*. Rejouissons-nous en effet d'avoir vu mourir une Europe menteuse et confortable et de nous trouver confrontes maintenant a de difficiles verites. Rejouissons-nous en tant qu'hommes puis-qu'une longue mystification s'est ecroulee et que nous voyons clair dans ce qui nous menace. Et rejouissons-nous en tant qu'artistes, arraches au sommeil et a la surdite, maintenus de force devant la misere, les prisons, le sang. Si, devant ce spectacle, nous savons garder la memoire des jours et des visages, si, inversement, devant la beaute du monde, nous savons ne pas oublier les humilies, alors Part occidental peu a peu retrouvera sa force et sa royaute. Certes, il est, dans 1'histoire, peu d'exemples d'artistes confrontes avec de si durs problemes. Mais, justement, lorsque les mots et les phrases, meme les plus simples, se paient en poids de liberte et de sang, I'artiste apprend a les manier avec mesure. Le danger rend classique et toute grandeur, pour finir, a sa racine dans le risque.
Le temps des artistes irresponsables est certes passe. Nous le regretterons pour nos petits bonheurs. Mais nous saurons reconnaitre que cette epreuve sert en meme temps nos chances d'authenticite, et nous accepterons le defi.73 La liberte de Part ne vaut pas cher quand elle n'a d'autre sens I que d'assurer le confort de I'artiste. Pour qu'une valeur ou i vertu prenne racine dans une societe, il convient de ne pas mentir a son propos, c'est-a-dire de payer pour elle, chaque fois qu'il est necessaire. Si la liberte est devenue dangereuse, alors elle est en passe de ne plus etre prostituee. Et je ne puis approuver, par exemple, ces philosophes contem-porains qui se plaignent du declin de la sagesse. Apparem-ment, ils ont raison. Mais, en verite, la sagesse n'a jamais autant decline qu'au temps ou elle etait le plaisir sans risques de quelques humanistes de bibliotheque. Aujourd'hui, ou elle est affrontee enfin a de reels dangers, il y a des chances au contraire pour qu'elle puisse a nouveau se tenir debout, a nouveau etre respectee.
On dit que Nietzsche apres la rupture avec Lou Salome, entre dans une solitude definitive, ecrase et exalte en meme temps par la perspective de cette ceuvre immense qu'il devait mener sans aucun secours, se promenait la nuit sur les montagnes qui dominent le golfe de Genes, et y allumait d'immenses incendies .qu'il regardait se consumer. J'ai sou-vent reve a ces feux et il m'est arrive en pensee de placer devant eux, pour les mettre a 1'epreuve, certains hommes et certains oeuvres. Eh bien, notre epoque est un de ces feux dont la brulure insoutenable reduira sans doute beaucoup d'ceuvres en cendres. Mais pour celles qui resteront, leur metal est intact et nous pourrons a leur propos nous livrer sans retenue a 1'admiration, cette joie supreme de 1'intel-ligence.
On peut souhaiter sans doute, et je le souhaite aussi, une flamme plus douce, un repit, la halte propice a la reverie. Mais peut-etre n'y a-t-il pas d'autre paix pour 1'artiste que celle qui se trouve justement au plus brulant du combat. «Tout mur est une porte » a dit justement Emerson. Ne cherchons pas la porte, et Tissue, ailleurs que dans le mur centre lequel nous vivons. Cherchons au contraire le repit ou il se trouve, je veux dire au milieu meme de la bataille. Car selon moi, et c'est ici que je terrninerai, il s'y trouve. Les grandes idees, on Fa dit, viennent dans le monde sur des pattes de colombe. Peut-etre alors, si nous pretions 1'oreille, entendrions-nous au milieu du vacarme des empires et des nations comme un faible bruit d'ailes, le doux remue-m6nage de la vie et de 1'espoir. Les uns diront que cet espoir est porte par un peuple, et d'autres par un homme. Je crois pour moi qu'il est suscite, ranime, entretenu par
des millions de solitaires dont les actions et les eeuvres chaque jour, nient les frontieres et les plus grossieres apparences de 1'histoire, pour faire resplendir fugitivement la verite toujours menacee que chacun, sur ses souffranees et sur ses joies, eleve pour tous.